Paris sera toujours Paris. Sur la pérennité des systèmes urbains
Compte-rendu du Café Géo du mardi 29 Mai 2012
Denise Pumain : « Paris sera toujours Paris. Sur la pérennité des systèmes urbains »
Olivier Milhaud ouvre ce Café Géographique en présentant l’intervenante du jour, Denise Pumain, professeure de géographie à Paris I, récipiendaire du Prix Vautrin Lud en 2010. Le président des Cafés Géos précise que l’invitée est une représentante de cette génération qui a apporté à la géographie des méthodes permettant de faire comprendre comment on arrive aux résultats. Il expose ensuite le sujet proposé : « Paris sera toujours Paris. Sur la pérennité des système urbains ». Cet intitulé l’invite à poser la question de la place culturelle, politique ou économique de la capitale, ainsi qu’à demander à l’intervenante comment la géographie peut parler du temps, c’est-à-dire être ancrée dans l’ici tout en saisissant les évolutions spatiales et territoriales.
Après avoir remercié notre dévoué président, Denise Pumain commence par définir la notion de « système urbain ». Un système est un ensemble de composants en interaction tout en présentant une autonomie. L’expression « système urbain » peut donc s’appliquer à deux échelles, à deux niveaux d’organisation géographique. La première échelle est celle de la ville, alors considérée comme un lieu de vie, où plusieurs activités se réunissent au quotidien. Les mobilités, les fréquentations... en font un système qui s’inscrit dans une durée longue. Ce système n’est évidemment par organisé en tant que tel mais est une construction intellectuelle permettant de mieux saisir la réalité. La deuxième échelle est celle des réseaux urbains. Il s’agit dans ce cas d’un système de villes qui co-évoluent, partagent des caractéristiques communes, font apparaître des solidarités et des interdépendances malgré les rivalités...
Olivier Milhaud, cherchant à illustrer cette théorie, demande alors à Denise Pumain si ce qui se passe dans le 14e arrondissement de Paris peut avoir un effet sur le 6e arrondissement. L’invitée des Cafés Géos répond que pour transformer un système par une de ses parties, une forte impulsion est nécessaire. Par exemple, la concurrence pour l’occupation des localisations centrales a comme conséquence une organisation concentrique des valeurs foncière, culturelle, symbolique..., s’échelonnant le long d’un cône en trois dimensions avec élévation dans les parties centrales et diminution vers la périphérie.
Passant à la deuxième échelle exposée, Olivier Milhaud cherche à savoir si le système urbain français présente des interactions dans les deux sens : de Paris vers les villes plus petites, mais aussi d’une ville comme Lyon vers la capitale. Peut-on imaginer qu’une ville d’importance moindre introduise une innovation qui serait ensuite reprise par la plus grande ? Denise Pumain répond qu’on assiste à une persistance des organisations territoriales. La DATAR a eu beau œuvrer pour l’équilibre des territoires, elle n’a pas remis en cause la hiérarchie entre villes. La question de cette permanence doit être posée. En France, la pré-éminence parisienne s’explique en partie par le rôle de la royauté et de l’administration centrale. Concernant les innovations, le processus bien connu de diffusion hiérarchique a été exposé par le géographe Torsten Hägerstrand. Les grandes villes capteraient les innovations dans un processus cumulatif. Certaines asymétries permettraient certes à des petites villes d’innover. Tel a été le cas de l’imprimerie, née dans une petite ville d’Allemagne. Pourtant, alors que cette invention avait dans un premier temps laissé sceptique, elle est devenue une innovation quand elle a été captée par Venise, plus grande ville de l’économie-monde de l’époque. Ainsi, la hiérarchie ne connaît pas de bouleversements majeurs.
Olivier Milhaud s’interroge ensuite sur la capacité des acteurs, notamment politiques, à infléchir cette permanence. Denise Pumain insiste alors sur la nécessité d’analyser, de formaliser des liens entre ce qui se passe à différents niveaux de hiérarchie. Il faut évidemment se demander si ces acteurs locaux ont la capacité de façonner la ville. Il s’agit tout d’abord de distinguer entre plusieurs types d’acteurs. Les micro-acteurs, tels les habitants qui déménagent ou agrandissent leur logement, ne perturbent la forme que très marginalement. Les acteurs tels le maire ou le conseil municipal laissent quant à eux une empreinte plus grande ; ce sont des institutions ou des individus qui marquent davantage.
Denise Pumain attire particulièrement l’attention sur le fait que toutes les villes connaissent des transformations semblables (par exemple, les ruelles piétonnes, diffusées des grandes villes vers les plus petites). Il y aurait une propension à participer à des formes d’organisation commune qui se propagent.
Olivier Milhaud demande ensuite à l’intervenante du jour de nous expliquer comment étudier un système urbain concrètement. Denise Pumain répond que c’est un véritable travail de construction car l’entité « ville » n’est pas accessible par les statistiques. Dans les années 1950, les statistiques ne concernaient que les communes. Puis, l’INSEE a proposé le concept d’ « agglomération urbaine », à savoir un ensemble de communes avec continuité de l’espace urbain. Dans les années 1975, il s’est avéré que ce concept n’était pas suffisant. On a alors parlé d’ « aires urbaines », qui sont des bassins d’emploi, de vie..., autrement dit l’espace-temps de la communauté de résidents qui relient tous les jours trois ou quatre lieux (logement, travail, loisirs...). A ce titre, les temps de transport de ces résidents semble être d’une heure, et ce de manière quasiment universelle en dépit de certains variantes (un peu plus long aux Etats-Unis ou à Paris, près de 4h pour certains péri-urbains pauvres à Sao Paulo...). De même, dans le passé, un temps de transport d’une heure (donc 3 à 4 km à pieds) semble avoir été un standard assez stable. Les géographes ont besoin de ces standards qui permettent de travailler sur des concepts comparables et de développer une théorie de la ville comme enveloppe spatio-temporelle des activités quotidiennes.
Denise Pumain expose ensuite les outils mis en œuvre pour mesurer les interactions entre villes. Il est très difficile de mesurer les flux : les données sont souvent manquantes et l’enveloppe est plus ou moins perméable selon la taille des villes en Europe. S’il n’y a pas d’informations sur les flux, il faut alors étudier la façon dont les villes se transforment et co-évoluent. Des années 1960 aux années 2000, on assiste à une co-évolution extraordinaire des grandes villes : prise d’activités tertiaires, perte du commerce de détail, hausse du nombre de techniciens, baisse du nombre d’ouvriers... Une fois cette co-évolution étudiée, une contre-vérification permet de voir si les flux sont bien à l’origine de ces transformations.
A Olivier Milhaud qui l’interroge sur la stabilité ou un possible renversement des hiérarchies, Denise Pumain revient au titre de l’intervention : Paris sera toujours Paris. En effet, l’écart de proportion entre la capitale et la deuxième ville est de 1 à 7 depuis le début du XIXe siècle. Ce coefficient, très stable, est en fait révélateur d’un équilibre qu’il faut qualifier de dynamique. Quelques grands changements ont pu affecter la hiérarchie des villes. Ainsi, la révolution industrielle du XIXe siècle a eu deux effets : renforcer Paris par le développement de l’industrie (dont l’automobile à la fin du siècle) et la captation de flux et d’innovations, mais aussi permettre le développement de villes nouvelles à proximité des gisements nécessaires à la production industrielle. Par ce que Denise Pumain qualifie de véritable hasard, ces gisements se trouvaient dans des régions déjà développées (le Nord et l’Est de la France). Emergent ainsi des villes-dortoirs. Le Sud-Ouest, dépourvu de gisements, éloigné des centres émetteurs, souffre alors d’un manque d’investissements. Ses villes s’appauvrissent mais ses habitants investissent dans une ressource qui leur permet de se vendre : l’éducation. La région devient attractive après 1950, alors que le Nord, abritant usines et mines, néglige l’instruction de sa population. Malgré tout, cet infléchissement n’a pas bouleversé la hiérarchie des villes françaises. L’intégration européenne n’aurait quant à elle pas apporté de grands changements car elle est trop récente.
Olivier Milhaud revient sur les acteurs institutionnels qui permettent un infléchissement des hiérarchies. Dans les grandes villes, un élu local peut-il jouer un rôle ? Denise Pumain répond que la persistance et les pérennités ne s’inscrivent que dans une situation de concurrence et de compétition entre ces villes. Les acquis (l’attractivité économique, l’emploi...) peuvent toujours se déliter, péricliter. Face à ce risque, les acteurs peuvent adopter deux types de stratégies : l’anticipation, c’est-à-dire la possibilité d’imposer une activité nouvelle et d’investir à risques, et l’observation/imitation, présentant certes moins de risques mais offrant aussi moins de bénéfices. Le maire et le conseil municipal sont donc un collectif qui maintient la ville à son niveau. La continuité des systèmes ne nie pas la capacité des acteurs. C’est l’intervention de ces derniers qui assure l’équilibre du territoire. Ce principe pourrait cependant être remis en cause par la perméabilité croissante des frontières, rendant probable l’accentuation des écarts entre population et richesse.
Quand Olivier Milhaud lui demande comment une ville peut renaître de ses cendres après une catastrophe (Dresde, Lisbonne, Nagasaki...), Denise Pumain répond qu’une ville est avant tout géographique, donc qu’elle présente une situation, qu’elle valorise le lieu sur la longue durée. A cela s’ajoute des arguments symboliques : on accepte rarement la destruction totale. Lisbonne, capitale d’Empire, était partie à la conquête du monde. Au Moyen-Age, la Grande Peste a divisé par deux la population des villes, mais un siècle après, ces villes présentaient à nouveau la même population ; elles ont toutes repris vigueur parallèlement. A la Nouvelle-Orléans, les villes ont été reconstruites après le passage de l’ouragan Katrina, dans un pays pourtant culturellement enclin au déplacement de ses populations. Cependant, des déclins inexorables peuvent être évoqués, telles les villes fantômes des Etats-Unis, révélatrices d’un abandon urbain, mais aussi les villages français dont la population diminue depuis 1880.
Il s’agit ensuite d’évoquer l’émergence de métropoles telles que Sao Paulo ou Singapour. En quoi ces villes viennent-elles bouleverser l’ordre mondial ? Denise Pumain répond que le tout est un problème de mesures. La densité de la population n’est qu’un indicateur de rendement du sol, à l’image des statistiques agricoles. C’est une variable facile à mesurer mais qui a tendance à faire l’amalgame entre le nombre d’habitants et le véritable poids des villes. Pour un géographe, la valeur d’une ville change moins vite : en termes de richesse produite par exemple, la hiérarchie est beaucoup plus stable, avec une forte domination des villes de la « Triade ». Pourtant, des basculements sont possibles : en Chine par exemple, de grandes masses urbaines vont commencer à prendre de la place au sens économique. Le contexte général de mondialisation, dans lequel évoluent des grandes groupes multinationaux, souvent possédés par des Etats mais bâtissant du transnational, pourrait changer la donne.
Olivier Milhaud remercie l’intervenante pour cette présentation passionnante, ayant bien mis en lumière les échos entre les deux échelles proposées, et laisse la parole à la salle.
Débat
A un participant pointant la décentralisation industrielle des années 1950 et la concentration du tertiaire dans le quartier de la Défense comme des contre-exemples des permanences, Denise Pumain répond qu’il ne s’agit pas là de bouleversements mais de simples transformations. Ainsi, la décentralisation n’a pas érodé le poids de Paris et le Défense n’a pas modifié l’asymétrie Paris Est / Paris Ouest.
Concernant les villes nouvelles, Denise Pumain répond que ces projets marchent quand ceux qui les promeuvent sont très puissants. Aujourd’hui, elles sont surtout des quartiers résidentiels, sans mentionner l’exemple de Brasilia qui a consommé beaucoup d’énergie pour peu de résultats.
Gilles Fumey, heureux de compter Denise Pumain comme intervenante après 14 ans d’attente, lui demande quel sens elle accorde à la notion de hiérarchie. Il mentionne d’anciens élèves lyonnais rentrés chez eux après de brillantes études. L’invitée répond que, si un tel échantillon n’est pas forcément représentatif, il peut être significatif d’une défiance récente à l’égard des grandes villes mais aussi le produit d’un raccourcissement des distances rendant Lyon plus « vivable » qu’autrefois. On est alors en droit de se demander si les grandes villes vont continuer à s’agglomérer ou si, au contraire, on ne va pas assister à un retour vers des villes plus agréables à habiter.
A propos des villes en archipel, Denise Pumain répond que celles-ci vont devoir faire face à un retour des limitations et au rôle régulateur de l’environnement (énergie, ressources, matériaux...).
Olivier Milhaud soulève le problème des « shrinking cities ». Leur déclin se fait-il au profit de plus grandes villes ? En ex-RDA, l’obsolescence de certaines activités a pu mener à la destruction de services existants. Pourtant, ailleurs, si la population a baissé, la valeur de la ville n’a pas forcément suivi cette tendance du fait d’investissements reçus, d’infrastructures construites...
Pierre Raffard évoque alors le cas des aires urbaines de plus de 10 millions d’habitants, soulignant que, si les aménageurs peuvent avoir conscience des problèmes à l’échelle de l’ensemble du territoire, les habitants, eux, ne peuvent en saisir la totalité. Denise Pumain reconnaît que le point de vue des acteurs est très important. A Paris par exemple, la plupart des personnes restent cantonnées à une petite portion du territoire. Pourtant, un sentiment d’appartenance plus large peut parfois se manifester. La géographie doit justement faire prendre conscience qu’il existe d’autres échelles et que chacune peut avoir un effet sur la vie des individus.
Un participant interroge ensuite l’invitée du jour sur le frein au développement que peut constituer le parcellaire. Denise Pumain reconnaît que l’idée de pérennité passe en partie par l’appropriation du sol. Mais, si à courte échelle le parcellaire peut être un frein, ce n’est pas forcément le cas dans un temps plus long, car la ville peut se développer par expansion externe.
Gilles Fumey demande alors à Denise Pumain quelles explications elle avancerait à l’émergence de Montbéliard au XIXe siècle. L’intervenante répond qu’il s’agit là d’un fabuleux cas d’école, avec la naissance d’une conurbation, au sens de Pinchemel. L’Est a profité, au début de l’industrie automobile, de la volonté de l’industrie de délocaliser pour réduire ses coûts. Cette ville de mono-activité s’est alors trouvée « couturée » pour en faire une vraie ville. A une logique d’exploitation des ressources (matières premières et main d’œuvre) a succédé une logique de fabrication d’un territoire à vivre.
Olivier Milhaud termine par une touche plus personnelle, demandant à Denise Pumain si elle pense avoir été perçue comme un OVNI dans le monde de la géographie, proposant une démarche analytique alors que la discipline était alors très descriptive. L’intervenante répond que c’était pour elle une véritable exigence intellectuelle, une volonté d’assurer les bases théoriques de ce qu’elle enseignait aux étudiants, de dire comment les informations ont été construites, d’expliciter le paradigme sur lequel on assoit les connaissances. Cette démarche a hélas souvent été reçue avec déception, voire avec une hostilité déclarée.
Olivier Milhaud remercie chaleureusement Denise Pumain pour son intervention et annonce le programme des prochains rendez-vous.
Compte-rendu rédigé par Michaël Bruckert, doctorant en géographie à Paris 4.